La Liberté

L’astre noir du rock

Dans un fascinant documentaire, Todd Haynes raconte la trajectoire bruyante et sulfureuse du légendaire groupe The Velvet Underground

Mars 1966, le Velvet Underground se produit lors de l’ouverture de Paraphernalia – une boutique de vêtements sur Madison Avenue, à New York – par l’entremise d’Andy Warhol. © Apple TV
Mars 1966, le Velvet Underground se produit lors de l’ouverture de Paraphernalia – une boutique de vêtements sur Madison Avenue, à New York – par l’entremise d’Andy Warhol. © Apple TV

Jean-Philippe Bernard

Publié le 16.10.2021

Temps de lecture estimé : 5 minutes

Documentaire» «La musique creuse le ciel.» Les mots de Charles Baudelaire allument brièvement l’écran avant un fondu au noir bientôt transpercé par les stridences d’un violon. Durant les deux heures qui vont suivre, un son électrique inouï va inlassablement fouiller les tympans avant de filer vers la voûte céleste. Ici commence un royaume interdit aux enfants sages, celui du Velvet Underground. Un groupe mythique, à défaut d’avoir été populaire durant sa brève existence qui dura de 1966 à 1970!
Brian Eno a dit un jour que «le Velvet n’avait peut-être pas vendu beaucoup de disques mais que toutes celles et tous ceux qui avaient acheté son premier album avaient immédiatement décidé de fonder un groupe». Le documentaire du même nom que Todd Haynes a consacré à la formation qui révéla Lou Reed et son alter ego John Cale prend son temps pour parvenir à la même conclusion.

Lou Reed le rebelle
Transportées par une musique démente, les images défilent sur l’écran, se télescopent à grande vitesse avant d’exploser en des dizaines de bouquets psychédéliques grâce à la formule retrouvée du split screen. Nous sommes dans les rues de New York, décor quasi unique du drame à venir. C’est là que Lou Reed, né en 1942 dans une famille juive de Brooklyn, tente de maîtriser un sentiment d’insécurité qui, selon sa sœur, le hantera durant toute son existence. Lou, qui joue du piano depuis ses 5 ans, aime le rock, le free-jazz, la poésie beat. Il peine aussi à contenir une attirance pour les garçons. On dit que ses parents, conseillés par un psychiatre, ont tenté de le soigner en lui faisant administrer un traitement à base d’électrochocs. L’affaire, en plus de l’avoir profondément traumatisé, n’a fait qu’accentuer son côté rebelle.
Sous l’influence de son maître, le poète Delmore Schwartz, Lou se met à écrire des chansons terribles, sur la peur et la douleur. Bientôt sa route va croiser celle de John Cale, un violoniste classique échappé du Pays de Galles, devenu disciple du compositeur de musique contemporaine La Monte Young. Les deux jeunes hommes que tout semble d’abord opposer décident de fonder un groupe. Rejoints par le guitariste Sterling, ils sévissent dans des bars de seconde zone de Manhattan sous divers patronymes (The Primitives, The Warlocks, The Falling Spikes) avant d’adopter celui de The Velvet Underground, titre d’un roman «sadomaso» qui plaît beaucoup à Reed.

Nico, femme fatale
Le tempo devient fou: en 1966, le groupe, qui vient d’embaucher la timide batteuse Moe Tucker, est repéré par le réalisateur Paul Morrissey, un collaborateur d’Andy Warhol. Ce dernier les entraîne dans les entrailles de la Factory, le fameux atelier du roi du pop art. Warhol est fasciné par le dandysme étrange de ces musiciens qui jouent un rock saturé inédit, porte ouverte sur un univers dangereux où sont vomis tous les interdits. Sous sa protection et grâce à sa réputation, le Velvet signe un contrat discographique avec Verve Records, alors filiale de la MGM. Un premier album résolument sex and drugs paraît dans la foulée. Il est illustré par une sérigraphie représentant la célèbre banane (qui se pelait sur les copies de la 1re édition).
A l’aide d’archives de la Factory, espace où tout le monde filmait tout le monde, 24 heures sur 24, Todd Haynes raconte ce chapitre essentiel de la musique électrique avec un souci maniaque du détail. Hypnotisé, le spectateur voit débarquer l’Allemande Nico, un mannequin qui peut se vanter d’avoir joué dans La Dolce Vita de Fellini. Nico se meut dans un brouillard d’éther et se moque bien du rock’n’roll. Cependant, Warhol trouve chic de lui faire chanter trois compositions (Femme Fatale, All Tomorrow’s Parties et I’ll Be Your Mirror). La jeune beauté, aimantée par d’autres artistes tels que Jim Morrison, Iggy Pop ou Jackson Browne, disparaît bientôt au grand soulagement de Cale et Reed, qui doutent fortement de son potentiel.

Albums phénoménaux
La suite des aventures du Velvet Underground, groupe détesté par l’intelligentsia rock d’alors et carrément ignoré par le grand public, sera tout aussi chaotique. Jouant, une fois encore habilement, avec les bouts de films d’époque, des échanges audio captés lors de sessions en studio, Haynes suit la trajectoire incontrôlable de l’astre noir du rock. Entre deux témoignages justes et touchants comme celui de Jonathan Richman, auteur-compositeur qui deviendra bientôt une icône de la scène indépendante new-yorkaise des années 1970, l’histoire s’enrichit d’albums phénoménaux.
Sur White Light, White Heat (1968), le Velvet annonce les symphonies bruitistes de Sonic Youth. Sur un troisième opus, qui porte son nom, il crée un modèle de folk urbain lo-fi avant de tirer sa révérence avec Loaded, manifeste de pop venimeuse incroyablement addictif. Autant de disques aujourd’hui considérés comme source d’influence majeure par des centaines de groupes. Le film de Haynes, cinéaste qui, après avoir osé des fictions déjantées sur le mouvement Glam (Velvet Goldmine) ou sur Bob Dylan (I’m Not There), raconte tout cela et tant d’autres choses. Une foule d’anecdotes qui raviront les amateurs du Velvet, lesquels se comptent désormais par millions. Dans la pâle lumière de cet automne, le film s’impose déjà comme l’un des meilleurs documentaires rock jamais tentés. On l’affirme les yeux humides et le cœur battant.

> The Velvet Underground de Todd Haynes. Disponible sur Apple TV.

Articles les plus lus
Dans la même rubrique
La Liberté - Bd de Pérolles 42 / 1700 Fribourg
Tél: +41 26 426 44 11