La Liberté

Sylvain Tesson: «La route est là, on se lève et on s’en va»

Extraits choisis d’un dialogue avec l’écrivain-voyageur Sylvain Tesson sur la scène de Nuithonie ce lundi 6 décembre, où il est venu ouvrir ses royaumes intérieurs et partager ses ailleurs.

Sylvain Tesson: «La route est là, on se lève et on s’en va» © Francesca Mantovani/Gallimard
Sylvain Tesson: «La route est là, on se lève et on s’en va» © Francesca Mantovani/Gallimard

Thierry Raboud

Publié le 10.12.2021

Temps de lecture estimé : 9 minutes

Le voyage

«Les voyageurs prennent toujours la peine de donner une réponse très noble à la question du pourquoi le voyage, livrant des raisons extrêmement sérieuses et profondes: découvrir une langue perdue du Caucase, disséquer le génome d’une sauterelle de Madagascar, ou comme Byron s’attacher à produire une grammaire anglo-arménienne qui ne servira à personne… Je préfère la juvénilité de Cendrars: «Partez, et n’en parlez plus.» La route est là, on se lève, on achète un cheval et on s’en va. La seule raison valable étant la fidélité à l’appel du large. C’est la gloire du départ, c’est la beauté des matins, la jeunesse des commencements.»

«Il y a bien entendu une réduction du champ de l’inconnu sur notre planète, à cause des cartographes et de la propagation de l’espèce humaine qui se porte très bien. Mais si le territoire de la liberté, de l’inconnu géographique se restreint, les interstices existent encore. Il faut simplement manifester plus d’imagination pour les chercher, et avoir recours à des interstices qui ressemblent plutôt à des royaumes intérieurs, imaginés, peut-être spirituels.»

L'écriture

«L’écriture c’est pour moi deux choses. D’abord un plaisir pur, sans motifs, sans même considérer qu’il pourrait y avoir des lecteurs au bout de la grande chaîne d’efforts qui consiste à écrire un livre. «Le Dieu du monde c’est le plaisir», comme dit Gérard de Nerval dans un quatrain, et le processus quasi-alchimique de transformation d’une sensation en formulation, d’une méditation en mots, d’une émotion en vers, d’une action en récit, je trouve cette alchimie extraordinaire qui permet de recomposer le monde avec 26 lettres. C’est une magie.

Deuxièmement, l’écriture est pour moi une solution pour tenter de régler une équation intérieure très compliquée, ce tiraillement entre l’arrêt et le mouvement, entre la volonté d’aventure et celle de construction, entre la table de chevet et la table d’orientation. Comment résoudre ce tiraillement? L’écriture est une profonde réponse.

Je pense toujours, lorsque je réponds à l'appel de la route, qu’il y a un prix à payer au fait de vouer sa vie au mouvement, c’est de ne rien avoir construit et un jour de retourner sa tête par-dessus son épaule pour regarder ce qu’on laisse derrière soi, s’apercevoir alors que c’est le néant: ni famille, ni foyer, ni souvenirs, seuls quelques livres qui disparaîtront aussitôt que leur auteur est mort. La trace que l’on laisse est comme le sillage d’un bateau, qui cicatrice, disparaît, s’efface. Mais le prix à payer à l’arrêt, c’est l’ennui. L’écriture est une forme de résolution de cette équation, car elle permet de fixer quelque chose tout en ne se fixant pas.»

La prudence

«Je recherche tout ce qui peut nous faire sortir de l’injonction gouvernementale à la fausse prudence, cette équation proposée aujourd'hui par les sociétés occidentales qui voudrait que le sel de la vie soit la prolongation de sa durée plutôt que l’enrichissement de sa substance.

Il y a un moyen de s’en extraire, c’est de lire: Les Chants de Maldoror de Lautréamont, les folies verlainiennes, les imprécations électrocutées rimbaldiennes... Tout cela nous arrache à ces exhortations gouvernementales à la prudence. On se dit, heureusement que les administrateurs du parc humain, que les grands bergers technocratiques du troupeau ne lisent pas ces poètes, car ils seraient absolument effarés de voir que ces grandes embardées d’alexandrins ou de vers libres ne correspondent pas du tout à leur vœu d’un monde aussi étriqué qu’un grand hub d’aéroport!»

Le tourisme

«J’ai tout à fait conscience de n’être qu’un touriste, dans la mesure où les touristes sont des gens «qui seraient mieux chez eux dans des endroits qui seraient mieux sans eux». Je me sens profondément traversé par ce paradoxe qui consiste à chanter la virginité de lieux dont la simple mention contribue à la destruction. C’est l’idée que «tout ce qui est atteint est détruit», comme dit Montherlant, une idée affreuse mais existentielle. Le réveil est dans le rêve, le remords est dans l’amour, le ver est dans le fruit, le regret est dans l’espérance, mais c’est la vie, la fatalité qui ne connaît pas de trêve. Vaut-il mieux se taire, ne rien dire, conserver des secrets qui de toute façon seront éventés? Nos pudeurs n’empêcheront pas le grand asphaltage du monde. Reste alors à brouiller les pistes, comme nous l’avons fait avec Vincent Munier en ne donnant pas les noms des lieux visités. »

La panthère

«J’ai appris à calmer en moi l’agité, non du bocal mais du Baïkal, déterminé par les demandes de Vincent Munier, photographe animalier qui m'a invité sur le plateau tibétain à la rencontre de la panthère des neiges, en me demandant de me taire et de rester immobile. Tout ce que je pouvais faire, n’ayant aucune compétence en matière d’affût, c'était de me conformer aux directives de mes camarades, qui m’enseignaient cet art: la disparition de soi-même, le calme intérieur qui devient un calme physique, qui devient une dilution de l’être dans l'immensité, qui par un double exercice de la patience absolue et de l'amour permet de rester des heures devant un paysage vide.

Evidemment, il faut une vie intérieure, car au bout de 37 heures devant des rochers lugubres par -30 degrés, je dois dire que je ne tressaillais pas lorsque je voyais un lièvre à 800 mètres, alors que Munier était lui traversé d'extase devant cette manifestation du vivant!

Mais peu à peu, on comprend qu'il y a autant d'inspiration qui peut venir en soi par la grâce de l'immobilité que par la grâce du défilement des kilomètres. Les heures qui me semblaient longues le sont moins lorsqu'on ouvre son œil pour essayer de détecter le moindre éclat du poème, de l'écriture du vivant. Les rares captations d'un chatoiement, le vol d'un oiseau, l'apparition d'un herbivore, revêtent une intensité beaucoup plus grande quand on les a longuement attendus. La vie surgit moins lorsqu'on avance comme un dératé.»

» La Panthère des neiges, de Vincent Munier et Marie Amiguet, avec Sylvain Tesson. En salle dès le 15 décembre. Lire notre critique.

Mars

«Face à l’écrasement de l’espace, il y a deux attitudes possibles. Soit on est effondré, comme Cioran: «J'ai appris qu'il y avait 14 milliards de galaxies, j'ai renoncé à faire ma toilette.» Soit on se dit, on va aller voir, et c'est ce qui est en train de se passer avec des programmes de colonisation portés par des magnats comme Elon Musk. Cela dit quelque chose de la manière dont nous n'avons pas su nous comporter en héritiers de ce que nous aurions dû conserver, c’est-à-dire la Terre.

Dans la psyché des habitants de la Terre, il y a un discours toujours plus répandu qui prend la forme d’une eschatologie, une théologie de la fin des temps. Face à cette Apocalypse dont on entend beaucoup les échos, il y a deux solutions: redresser la barre, ou tenter de porter ailleurs l'humanité, opérer une théologie du salut, une sotériologie dans les espaces infinis. C’est une manière de s'affranchir de la nécessité de conserver notre maison commune, une idée de science-fiction que je trouve très laide, et qui pourrait être exprimée par «après-moi le déluge».

Le monde n'a pas fini de nous livrer ses secrets, et des raisons de s’émerveiller. Je préfère à l'espérance d'une sotériologie, c'est-à-dire d'un salut par l'ailleurs martien, cette phrase d'Horatio dans le Hamlet de

Shakespeare: «Il est plus de merveilles en ce monde que n'en peuvent contenir tous nos rêves.» Nous n'avons pas fini de rêver, mais nous regardons mal, nous observons mal, et devrions continuer à partir sur les routes, à aimer les forêts et les sous-bois plutôt qu'essayer de créer des bases pour la conquête martienne.»

» François Schuiten (dessin), Sylvain Tesson (texte), Mars, Ed. Louis Vuitton, coll. « Travel Books », 184 pp.

Devise

«Contente-toi du monde.» Cette phrase de Clément d’Alexandrie, reprise et développée par la pensée nietzschéenne, est une critique de toutes les formes de messianismes, de parousies, d’espérances. Messianisme spirituel ou politique, mais surtout aujourd’hui messianisme technologique, cette espèce de soumission de toute l'humanité à des machines. Ces messianismes nous arrachent à la raison pour laquelle nous avons été dotés de cinq sens: pour jouir de ce qui nous est offert dans le chatoiement du vivant, quelque chose d'extraordinaire que nous méprisons car nous avons décidé de mettre un écran entre nous et le monde. «Contente-toi du monde», j'en fais ma devise, et je réponds à tous ceux qui veulent m'arracher à cette jouissance: «allez tous vous faire connecter »!

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